0202 Colère, Regrets, Remords, Coup De Fil Et Vent DAutan.
Jeudi 6 septembre 2001
Des abdos, des pectoraux qui se frôlent, des lèvres qui se touchent, des langues qui se mélangent. Les corps nus sattirent, senlacent. Une main enserre les deux sexes tendus dans la même étreinte, puis elle démarre des mouvements de va-et-vient ; deux garçons frissonnent à lunisson.
Le plaisir monte ; un premier jet senvole et atterrit sur un relief de pectoraux bien dessiné.
Cest la main de qui ? Cest le jus de qui ? Ce sont les pectoraux de qui ?
Un autre jet fuse, cest lautre garçon qui jouit. Et ça continue ainsi, giclée après giclée, jusquà ce que les deux potes, repus de plaisir, libérés de leurs tensions sexuelles, le bas ventre irradiant cette chaleur qui est larrière-goût dun orgasme intense, sabandonnent lun dans les bras de lautre, trouvant doux et rassurant ce contact avec le corps de lautre, semblable au sien.
Depuis presque deux semaines, depuis que Thibault ma raconté ce qui sest passé avec Jérém, il ne sest écoulé une heure sans que ce genre dimages viennent me hanter, à la fois excitantes et blessantes, piquant ma jalousie à vif ; pas une heure sans que jessaie dimaginer Jérém et Thibault dans un lit, en train de se donner du plaisir.
Pas une heure, sans que je ne me pose les mêmes questions : comment se donnent du plaisir deux mecs comme Jérém et Thibault ? Jusquoù sont-ils allés ? Qui a sucé lautre ? Est-ce cette nuit-là ils se sont arrêtés à une pipe, ou est-ce quils ont été plus loin ? Est-ce quil y a eu pénétration ? Qui a pris lautre ? Est-ce quils ont recommencé depuis ? Jusquoù vont-ils aller ?
Et presquà chaque fois, je remonte jusquà cette nuit où nous étions fait du bien tous les trois ensemble ; je repense à cette attirance que javais cru deviner entre eux, à cette ambigüité qui mavait pas mal inquiété à ce moment-là ; et je me dis que je pouvais mattendre à ce qui sest passé entre Jérém et Thibault se produise un jour ; quau fond de moi, je my attendais.
Mais ce nest pas pour autant que cela est plus facile à accepter.
Jessaie de ne pas y penser, mais plus jessaie, plus jéchoue, plus jy pense. Et à chaque fois, je suis happé par une nouvelle flambée de jalousie, tout aussi violente que la précédente : les jours senchaînent, et ma jalousie ne sapaise pas.
Ce jeudi, la météo est grise sur Toulouse, tout comme elle lest dans mon cur : lorsque jouvre la fenêtre de ma chambre, je suis surpris par la caresse du vent dAutan, cette caresse désormais fraîche, qui glisse sur ma peau et mapporte des frissons qui annoncent les prémices de lautomne.
La fin de lété nous surprend toujours : depuis des mois, on sest habitué à vivre avec la chaleur de lété, avec des journées interminables ; et puis on se réveille un matin, on ouvre la fenêtre, il fait gris, humide, la pluie menace ; et dans la fraîcheur du vent qui fait frissonner la peau, on sent lodeur des feuilles mortes et de sous-bois, cette odeur qui nous rappelle à la conscience du temps qui passe, qui nous parle des choses laissées derrière nous, des souvenirs déjà lointains, et de linconnu qui souvre devant nous.
Oui, on a beau sêtre plaints pendant des mois des affres de la chaleur ; lorsque lautomne se manifeste, on regrette instantanément ce quon a déploré quelques semaines plus tôt. Ou même juste la veille.
Lestate sta finendo, lo sai che non mi va/Lété est en train de mourir, et tu sais que je naime pas ça
Cest le refrain dun vieux 45 tours italien quécoutait maman quand jétais et dans lequel je retrouve toute la morosité de ces premiers jours de septembre.
Lété est en train de partir et lautomne arrive ; une page se tourne, en emportant avec elle les souvenirs dun été déjà lointain dans mon esprit, les souvenirs de ce qui était et qui nest plus, de ce qui est désormais et à tout jamais derrière moi.
Et le souvenir que je regrette par-dessous tout de laisser derrière moi est bien évidemment celui de cette semaine magique où, chaque jour pendant sa pause, Jérém était venu chez moi ; cette semaine où il semblait si détendu, si touchant, si différent ; cette semaine où il avait enfin accepté un peu de tendresse, quelques caresses, quelques bisous ; cette semaine où il mavait fait lamour et non pas juste la baise ; cette semaine où javais cru quun lien spécial était enfin en train de se tisser entre nous, un lien qui aurait résisté à la distance et au temps.
Pendant une poignée de jours, jai cru que quelque chose était possible avec Jérém, quelque chose au-delà du sexe, à condition que je sache attendre ; jai cru quon trouverait le moyen, car on laurait voulu tous les deux, de continuer à se voir, à saimer malgré la distance quallait sinstaller entre nous. Jai cru que notre relation allait évoluer, parce que Jérém était en train de réaliser que jétais spécial à ses yeux. Désormais, je sais que ce ne sera pas le cas.
Lorsque je pense à cette semaine magique et aux espoirs quelle avait fait naître en moi, avant quils ne soient anéantis, je me sens perdu, malheureux, plein de désespoir ; jai limpression que je ne pourrai plus jamais ressentir des sensations positives. Je voudrais trouver le moyen daller de lavant, de me ressaisir, de me soustraire à cette dérive vers une tristesse sans fin : je ny arrive pas.
Il y a bien une chose à laquelle je maccroche pour essayer de relativiser mon chagrin, toujours la même, comme le seul pansement possible sur une blessure qui ne guérit pas : Jérém sest réveillé du coma, il est vivant, et cest le plus important.
Oui, Jérém est vivant, mais je lai perdu à tout jamais. Cest dur de laccepter, mais je dois my faire.
Jessaie de me convaincre que cétait mon destin, que je ne peux rien contre ce destin, que nous nétions pas faits pour être ensemble, car nous sommes très différents, trop différents ; que, de toute façon, désormais nos planètes nous séparent ; quau fond, cest une bonne chose que Jérém nait plus à se prendre la tête avec moi et avec ce côté de lui quil narrive pas à assumer, surtout en ce moment où il a besoin de toute son énergie pour se lancer dans laventure du rugby pro parisien.
Renoncer à celui quon aime, cest très dur : pourtant, il y a dans le renoncement comme une forme de soulagement, comme un dernier rempart contre une souffrance insupportable, pour lempêcher de nous rendre fous.
Ce matin, contrairement aux jours précédents, jai envie daller courir sur le Canal.
Mais alors que je mapprête à quitter la maison, le ciel est toujours gris, le vent dAutan toujours aussi mordant, et mon moral tout autant dans mes chaussettes.
« Nico, tu penses à rassembler les papiers pour la visite de samedi ? ».
« Oui maman, jy pense
».
Comment je pourrais oublier ces quelques papiers à réunir, ce premier pas vers ma nouvelle vie, cette virée à Bordeaux pour signer les papiers de mon futur studio ?
Maman me demande à quelle heure je vais rentrer. Je regarde mon téléphone, il affiche 10h13. Je lui réponds que je serai de retour avant midi.
A cet instant précis, jignore encore à quel point cette journée va être riche en événements ; quavant la fin de laprès-midi, mon état desprit va changer de façon plutôt radicale ; et, surtout, à cet instant précis, je suis à mille années-lumière dimaginer que, dans 8 heures et 12 minutes exactement, à 18h25, un événement inattendu et bouleversant va définitivement me secouer de ma torpeur, de ma morosité, de ma rancur.
Mais revenons aux faits, dans lordre naturel où ils se sont déroulés en cette journée si particulière du jeudi 06 septembre 2001.
Sur le Canal, il ny a pas grand monde : la rentrée est bien là, la plupart des Toulousains ont repris le travail. Pendant de longs moments, jai carrément limpression dêtre seul avec les platanes, seul avec leau en contrebas, et avec les quelques péniches ; une sensation qui saccentue encore lorsque les immeubles de la ville laissent progressivement la place aux résidences, puis à des maisons, puis à un paysage plus campagnard ; lorsque le bruit de la circulation se fait de plus en plus faible, de plus en plus éloigné, et que peu à peu le bruit des feuillages caressés par le vent devient le seul à accompagner mes foulées.
Ce matin, je nai même pas pris mon baladeur mp3 : je suis parti dans la précipitation, comme si javais été longtemps la tête sous leau et quil y avait urgence vitale à remonter au plus vite à la surface.
Au fil de lactivité physique, je sens que le mouvement procure une sensation de bien-être dabord dans le corps, puis dans lesprit.
Platane après platane, je sens mes poumons se remplir et se vider, de plus en plus profondément ; comme si mon corps était en train de se nettoyer, de se réveiller dune longue léthargie ; peu à peu, je sens mes muscles séchauffer, certaines tensions se libérer, ma tête se vider. Lexercice physique éclaircit lesprit.
Plus javance, plus je me sens apaisé : jusquau moment où je me sens comme un tableau enfin nettoyé de toute inscription et rature enchevêtrées et désormais incompréhensibles, je me sens comme libéré des pensées qui moppressaient depuis trop de temps.
Oui, pour la première fois depuis des semaines, je ressens lenvie de tout reprendre depuis le début, tout ce qui sest passé depuis la rupture avec Jérém, de lafficher dans mon esprit comme sur une page blanche, et dessayer dy jeter un nouveau regard.
Constat : il sest déjà écoulé presque quatre semaines, presquun mois depuis ce vendredi noir, depuis cette triste date du 10 août, cette date qui me hante, ce jour où jai dit « je taime » à Jérém, le jour où il ma quitté, en me balançant que je nétais pas le seul mec avec qui il avait couché et que je ne représentais rien de plus à ses yeux quun cul à baiser ; le jour où je lui ai mis mon poing dans la gueule, avant quil ne me mette le sien dans la mienne ; le jour où maman nous a surpris le nez en sang, le jour où elle a su pour moi.
Bientôt deux semaines depuis la dernière fois que je lai croisé, alors que jétais en compagnie de Martin, depuis cette dernière prise de tête, depuis la violence de ses mots ; bientôt deux semaines depuis son accident, depuis l« aveu » de Thibault, cet aveu qui ma projeté dans un nouvel univers de souffrance, sajoutant et dépassant même la souffrance de la séparation de Jérém.
Oui, dans les ruptures, le plus dur à supporter ce sont les « anniversaires » : le plus dur cest de se dire « il y a une semaine, un mois, jétais avec lui, on faisait ceci et cela, jétais heureux avec lui, et cest fini ».
Pourtant, au fur et à mesure que mon corps séchauffe et que je méloigne de la ville, je sens quelque chose dinattendu se produire en moi ; jai limpression de prendre de la distance et du recul, de la hauteur par rapport au brouillard qui me bouchait la vue depuis des semaines.
Soudainement, je me rends compte que je suis trop longtemps resté bloqué sur une série déquations qui mavaient jusque-là parues imparables, mais dont les enchaînements mapparaissaient désormais comme étant grossièrement inexacts.
Mes équations étaient les suivantes :
(Je dis « je taime » à Jérém) + (Il me quitte) + (Il me dit quil baise ailleurs, et pas quavec des filles, et que je ne suis rien pour lui) =
= (je lui tape dans la gueule) + (il me tape dans la gueule à son tour) =
= (je me dis que rien nest possible avec lui, quil ma fait trop mal) + (Je sors dans une boîte gay, je tente de loublier en cédant à la proposition de Martin de le suivre chez lui) + (Je le croise sur les boulevards, il est saoul, il est méchant, agressif, je pars avec Martin) =
= (Il y a laccident, le coma, la peur quil ne se réveille pas) + (Thibault mavoue ce qui sest passé entre eux) = (Jai peur, pourvu que Jérém se réveille
).
(Jérém se réveille) = (La peur laisse la place à la jalousie, à la rancur envers Jérém et Thibault) + (Je veux tout oublier, tout laisser derrière moi).
Une succession déquations qui ma semblé évidente et limpide jusquà ce matin, au réveil ; mais qui, foulée après foulée, semble désormais montrer de sérieux problèmes de structuration. Mes certitudes vacillent. Ma jalousie est-elle vraiment totalement justifiée ? Et ma colère ?
Je suis perdu, jai besoin daide pour y voir clair.
Par chance, ma cousine Elodie est libre entre midi et deux ; je lui propose de déjeuner en ville.
« Comment ça va mon cousin ? ».
« Bof
».
« Tu as des nouvelles de ton bobrun ? ».
Cash. Son uppercut est franc, direct, à brûle pourpoint.
« Non
».
« Tas essayé de lappeler ? ».
« Pour quoi faire ? ».
« Pour savoir comment il va
pour lui dire que ça a été une connerie de ta part de te casser avec lautre mec, pour lui dire que tu as eu la trouille de ta vie après son accident, et pour lui dire aussi que tu laimes
».
« Je lui ai dit, et il ma quitté ! ».
« On sen fout de ça
il ne sait pas ce quil veut
il attend que tu lui dises
».
« Que je lui dise quoi
».
« Ce que tu veux, toi
».
« Cest tellement simple à dire
essaie, toi, de parler avec un mur
».
« Essaie
ça pourrait lêtre
».
« Jai essayé, je me suis cassé les dents
cest pas simple, non
».
« Essai encore, ça pourrait le devenir
il ne faut pas avoir peur de léchec
il faut partir confiant
».
« Si seulement je savais pourquoi Jérém avait autant du mal à assumer ce quil y avait entre nous
si seulement je connaissais la raison de ce refus si violent de saccepter
».
« Tu sais, même sil se la joue kéké très sûr de lui, au fond Jérém na que 19 ans
ce qui pourrait expliquer quil nagit pas ment « logiquement », car au plus profond de lui, il a peur
souvent, la violence nest que la réaction visible et virilement acceptable de la peur
».
Je me tais, pensif.
« Tu tournes encore en rond sur ce qui sest passé entre lui et son pote ? » elle enchaîne, de but en blanc. Elodie ou lart de mettre les pieds dans le plat. Au temps pour moi, je lui ai raconté.
« Oui, toujours
».
« Tu ne menlèveras pas de la tête que tout irait mieux pour toi si tu ne leur en tenais pas autant rigueur
».
« Ah ouaisss
tu crois
comment tu te sentirais si le mec que tu kiffes, avec qui tu couches, qui te rabâche sans cesse quil nest pas pd, couchait avec son meilleur pote, qui est aussi ton pote, et qui semblait jusque-là vouloir t'aider à te rapprocher de son pote à lui, c'est-à-dire le mec que tu kiffes ? Tu ne serais pas en colère ? Tu ne te sentirais pas trahie ? ».
« A mon sens, ce qui sest passé entre eux nest quun dérapage entre deux mec perdus
ton Jérém était au bout du rouleau, et il a trouvé réconfortant de se laisser aller dans les bras de la personne qui le connaît et le comprend le plus que toute autre au monde
quant à Thibault, sil est amoureux de son pote depuis longtemps, comment aurait-il pu résister ? Tu ne tes jamais demandé comment tu aurais réagi à sa place ? ».
« Non, pas vraiment
» je réalise à haute voix.
« Moi je trouve que cette situation est très dure pour lui
» enchaîne Elodie « et je trouve que tu es assez dur avec lui
Thibault est un garçon exceptionnel, qui a toujours été adorable avec toi, tu me las dit plein de fois
si cette situation sétait produite avec un autre gars, je comprendrais
mais là, cest Thibault
et je ne pense pas que Thibault ait voulu profiter de la détresse de son pote pour laisser libre cours à son désir longtemps refoulé
Thibault nest pas un mec à te planter un couteau dans le dos, cest pour ça que je crois que ce qui sest passé avec ton bobrun ce nest pas une tromperie « ordinaire »
».
« Alors, tu réagirais comment à ma place ? ».
« Je pense que je serai un peu secouée cest certain, mais je pense aussi que je naurais pas pu refuser dentendre les raisons de Thibault, je crois que je naurais pas pu rester insensible à la détresse dun garçon comme lui au moment où il avoue ce qui sest passé
je serai peut-être en colère, oui, mais je ne refuserai pas de dialoguer avec lui, je pense que je voudrais comprendre
je pense que tu devrais laisser une chance à Thibault de sexpliquer
».
« Je nai pas envie de reparler de cette histoire avec lui
».
« Alors tu vas renoncer à son amitié ? ».
Je ne sais pas vraiment quoi répondre à cette question.
« Mais merde, cest Thibault quand même ! » enchaîne Elodie « le même mec que tu admirais quelques minutes à peine avant ses aveux, en qui tu voyais un modèle de droiture, un roc solide sur lequel tappuyer
».
« Cest justement ça qui fait le plus mal
lui avoir fait confiance et apprendre ce qui sest passé
».
« Jimagine ce que tu peux ressentir, et je crois que cest pour ça aussi que tu es si choqué. Mais en même temps, je me dis que pour quun garçon comme Thibault agisse ainsi, il y a ment une raison ; dautant plus quil ta lui-même avoué ce qui sest passé, alors quil aurait pu se taire.
Je ne dis pas que je pardonnerai sans hésitation, je dis juste que je ne serai pas aussi distant que tu las été
dautant plus que, dans lhistoire, cest lui à mon sens le grand perdant
oui, il a couché avec son pote
mais quest-il arrivé par la suite ? Jérém est parti de chez lui, et il ne la plus revu, jusquà laccident
ce mec doit se sentir très mal
et, en plus, toi non plus tu ne lui parles plus
».
« Je ne sais vraiment pas quoi penser
et encore moins quoi faire
».
« Je suis sûre que tu sais parfaitement
».
En marchant vers la maison, après avoir quitté Elodie, je reprends une fois de plus la série déquations avec lesquelles jai tenté de gérer les événements récents.
Et là, soudainement, la réponse à mes doutes au sujet de leur pertinence se présente à moi comme une évidence. Le problème est là, devant mes yeux : l« aveu » de Thibault, dernière variable arrivée dans léquation, accapare toute mon attention, et fausse le résultat final, mon jugement ; elle génère des perturbations une insupportable jalousie, un sentiment de trahison qui invalident tout le process.
La solution est tout aussi évidente : il faut à tout prix sortir cette dernière variable de léquation.
Allons-y.
Ainsi, dès que jessaie à mettre de côté ce qui sest passé entre Jérém et Thibault, je retrouve presque instantanément mon état desprit juste avant laccident : un état desprit rempli de regrets et de remords.
Le remord de lui avoir proposé les révisions, lentraînant de fait dans un énorme problème dacceptation de soi, lentraînant dans cette spirale destructrice ; peut-être quun jour il aurait de toute façon « révisé » avec un autre mec, mais je naurais pas été responsable de lenchaînement dévènements, détats desprit négatifs et destructeurs qui ont mené à cet accident.
Le regret de ne pas avoir su (ou voulu) voir son immense solitude et son désespoir derrière la violence de ses propos, de ses agissements, de ses attitudes.
Le remord de ne pas avoir écouté les personnes qui mentouraient, Thibault en premier, mencourageant à tenir bon, à être patient mais persévérant avec Jérém.
Le remord de ne pas avoir su veiller sur Jérém alors quil était en danger, et alors que, là aussi, jen avais été alerté par Thibault.
Le regret de ne pas avoir planté Martin une fois de plus et quimporte sil en aurait été vexé pour montrer à Jérém à quel point non, je nétais pas « à nouveau amoureux », car je létais toujours de lui, et de lui seulement, comme un fou.
Le regret de ne pas avoir su lui dire à quel point il était la plus belle chose qui me soit arrivée dans la vie ; à quel point mon cur naspirait quà le retrouver, lui ; le regret de ne pas avoir su le prendre dans mes bras, le serrer très fort contre moi, et lui dire et lui redire à quel point je laimais comme un fou.
Le regret de ne pas avoir su trouver les bons mots pour le retenir, sans même avoir essayé de les chercher, considérant que tout était foutu entre nous.
Le regret de ne pas lui avoir proposé de rentrer avec lui.
(Est-ce quil se serait laissé faire ? Ça, malheureusement, je ne le saurai jamais : mais qui ne tente rien
).
Le remord davoir montré à Jérém que je méloignais de lui, le regret de ne pas mêtre assez battu pour le garçon que jaime.
Au fond, je ne lui ai dit quune seule fois « Je taime ». Certes, sa réaction a été tout linverse de ce quon sattendrait lorsquon se met autant à nu devant la personne aimée : me faire quitter, voir une capote voler de son jeans, mentendre dire que je ne suis pour lui quun coup parmi tant dautres, avec des nanas et des mec, se taper sur la gueule : vivre tout cela à la suite dun « je taime », cest horrible.
Mais peut-être que je me suis mal pris depuis le début avec lui : peut-être que je lai trop facilement cru lorsquil me certifiait quentre nous ce nétait que de la baise ; peut-être que je nai pas su lire entre les lignes et autour des signes quil ma parfois envoyés ; je nai pas fait assez confiance aux conseils avisés de Thibault, me certifiant que, malgré ses attitudes et ses mauvais mots, jétais quelquun de spécial à ses yeux.
Je voulais que les choses évoluent avec Jérém, je voulais que notre relation avance, jai voulu forcer les choses avec mon « je taime », tombé peut-être au mauvais moment. Oui, je voulais que les choses évoluent entre nous : mais est-ce que je me suis vraiment demandé comment il envisageait lui, vraiment, notre relation ? Je nai pas vraiment le souvenir de lui avoir posé calmement la question. Je me suis contenté dimaginer ce qui se passait dans sa tête, sans jamais essayer de savoir vraiment. Javais certainement peur de savoir.
La nuit de laccident, jai cru bon partir avec Martin pour « enfin penser à moi au lieu de penser à Jérém » : peut-être quen fin de compte je pensais un petit peu trop à moi depuis le début, alors que je prétendais le contraire.
Est-ce aimer, que de se contenter dattendre que lautre soit tel quon le voudrait ? Aimer nest pas plutôt savoir comprendre ce que rend lautre heureux, où se situe son bonheur, avant de tout faire pour lui apporter ce bonheur ?
Peut-être quil y a davantage damour dans labnégation et la bienveillance sans faille de Thibault que dans tous mes efforts de construire une relation avec Jérém, y compris dans mon « je taime » ; car le véritable amour est davantage dans lécoute, dans nos mots et dans nos actes que dans lattente des mots et des actes de lautre. Aussi, lamour, est dans la persévérance.
Oui, je ne lui ai dit « je taime » quune seule et unique fois ; et même si cela sest mal passé, est-ce que je nai pas renoncé un peu trop vite à me battre pour
nous ?
Pourquoi je nai pas su aller plus loin, pourquoi je nai pas su tenter autre chose ?
Pour me protéger, certainement : et dun autre côté, aurait-il été utile et raisonnable de ramper une nouvelle fois à ses pieds en espérant le toucher, alors que javais échoué tant de fois ?
Mais quand on est vraiment amoureux, vraiment fou amoureux, on est prêt à tout, même à lirraisonnable
Suis-je donc véritablement amoureux ? Où se situe la frontière entre aimer sans conditions, se laisser happer par une relation destructrice et le besoin de se protéger ?
Je ne le sais pas vraiment
mais est-ce que je naurais pas dû tenter autre chose avant de baisser les bras ?
Car même si le « je taime » avait été balayé par un revers de main (ou plutôt par un coup de poing), il avait été dit et entendu. Et peut-être il avait fait du chemin dans sa tête.
Soudainement, je repense au petit échange avec Maxime, lorsquil mavait surpris en train de tenir la main de son frérot inconscient sur le lit dhôpital.
« Tu kiffes mon frangin ? ». « Et lui, il te kiffe aussi ? ». « Je crois quil te kiffe aussi ».
Trois phrases, comme la story dune prise de conscience qui venait peut-être tout juste de lui sauter aux yeux ; le jeune Maxime venait peut-être tout simplement de faire le lien entre le malaise de son frère dont il avait été témoin pendant la semaine avant laccident, et ma présence, mon attitude, ma tristesse.
Même son jeune frère, celui qui doit le connaître le mieux en dehors de Thibault, semble avoir compris que Jérém ma dans la peau
mais putain, Nico, quest-ce quil te faut de plus ?
Et je repense à « MonNico »
« Cest qui, « MonNico » ? » avait demandé une greluche la dernière fois que javais composé son numéro
« Cest personne
» avait répondu Jérém, sur le coup de la colère, juste avant de me raccrocher au nez. Pourtant, ce nest pas rien, « MonNico »
Est-ce que je suis encore dans les temps pour tenter de le retrouver, de le rattr ? Si seulement je savais où il est en ce moment
si seulement je navais pas si peur de composer les dix chiffres de son portable
Et alors que je traverse le pont St Michel, un autre sujet me tracasse : mon attitude vis-à-vis de Thibault après laccident de Jérém, après ses « aveux ».
Car, si jenlève cette fameuse variable de léquation de mon état desprit, je nai aucun mal à retrouver ce que représentait Thibault à mes yeux auparavant : un gars pour qui javais une immense admiration et un estime sans failles, un gars adorable sous tout point de vue ; le mec le plus droit, honnête et irréprochable que je connaisse ; un gars pour lequel je ressentais une profonde amitié, réciproque qui plus est. Oui, Thibault était un véritable ami, dont le soutien a été précieux, dont la présence a été un véritable encouragement.
Alors, est-ce que ce qui sest passé entre les deux potes est si grave au point de lui en vouloir autant ? Est-ce que je nai pas été trop dur avec lui ? Est-ce que je nai pas coupé les ponts trop vite ? Est-ce que jaurais dû lui laisser une chance de sexpliquer ?
Je crois quElodie a raison, une fois de plus. Soudainement, je me rends compte que je nai pas été cool du tout avec le bomécano : au lieu de le réconforter comme lui la toujours fait avec moi, jai laissé ma colère et ma jalousie dévorantes menvahir ; je me suis éloigné de lui, je lui ai laissé entrevoir ma colère, le laissant seul avec son fardeau, en lui rajoutant même le poids de ma rancur à son égard.
Le pire, cest que javais été profondément touché par la détresse de Thibault, dabord au téléphone, puis, lorsque je lavais retrouvé à lhôpital, jusquà ses « aveux » à la cafétéria.
Je repense à ce moment, à ses mots me racontent ce qui sétait passé avec Jérém ; et je revois un Thibault plus que jamais effondré, lui aussi submergé par les remords et les regrets, cherchant désespérément à me faire comprendre quil sen voulait pour ce qui sétait passé, parce que cela avait éloigné son pote de lui, parce quil savait quil mavait fait du mal.
Cétait un Thibault en détresse, une détresse qui était pourtant la même quavant ses « aveux » : le « roc » était à genoux, et je nai pas su lui tendre une main pour laider à se relever. Je men veux horriblement.
Je me rends compte que dans cette histoire, Thibault a tout perdu, et même cette nuit passée avec Jérém ne lui aura rien apporté, que des remords et de la culpabilité. Finalement, dans cette histoire, Thibault a plus perdu que moi.
Elodie a certainement raison, là encore. Si cette nuit-là Jéjé et Thib se sont donnés du plaisir, cest parce quils en avaient besoin, plus quune envie cétait un besoin : parce que Jérém était paumé, perdu, et parce que Thibault voulait le protéger ; se donner du plaisir, cest probablement la seule solution quils avaient trouvée pour tenter dapaiser leur mal-être.
Je réalise que jai été profondément injuste avec Thibault : car, au fond, ma colère est moins dans le fait que les deux potes aient couché ensemble, que dans le fait de ne pas avoir su retenir Jérém, davoir capitulé devant la difficulté, davoir baissé les bras trop tôt. Cest à moi que jen veux, et cest contre Thibault que je reporte ma colère.
Oui, définitivement, Thibault est un garçon adorable, quelquun de vraiment spécial : je ne peux pas lui en vouloir éternellement à cause dun moment de faiblesse, surtout en sachant ce quil a enduré pendant toutes ces années de complicité, de proximité, dattirance latente, cachée, ambiguë vis-à-vis de Jérém.
Dautant plus que je devine très bien sa frustration, car jai connu la même pendant les trois années du lycée ; une frustration qui a été encore plus importante que la mienne, car elle sest étirée sur tant dannées ; une frustration encore plus dure à supporter, en raison du fait que Thibault a été amené à côtoyer régulièrement, et dans tant de situations, ce pote dont il était amoureux et à qui il ne pouvait pas avouer ses sentiments.
Oui, là encore, la cousine a raison : quest-ce que jaurais fait, moi, à la place de Thibault ?
Soudainement, je me rends compte quen lespace de quelques heures, en reprenant toutes mes équations, je suis passé de lancien résultat : (Tout oublier, tout laisser derrière moi) au nouveau résultat : (Maîtriser ma colère au plus vite et faire un pas vers Thibault
et un autre vers Jérém
).
Je réalise que, sil est vrai quil y a dans le renoncement une forme de soulagement, il est tout aussi vrai que renoncer cest aussi la voie de la facilité, de la faiblesse ; renoncer, cest se rendre devant quelque chose qui est hors de notre portée. Et quil le sera dautant plus du fait de notre renoncement.
Quand on aime vraiment, on tente tout, vraiment : on essaie, on échoue, on essaie encore, et encore, et encore ; quand on aime vraiment, il ny a pas dobstacles insurmontables, « no mountains too high, no river too wide ».
Jérém nest pas hors de ma portée. Je peux rattr le coup. La tâche peut paraître dure, elle peut sembler démentielle. Les mots dun prof de philo me reviennent à lesprit : lorsque la montagne parait trop haute, il ne faut pas regarder le sommet ; il faut regarder le bosquet qui se situe à quelques heures de marche, il faut avancer vers lui, comme si cétait le but ultime ; une fois atteint ce but, il faut se féliciter du chemin parcouru ; le lendemain, il faut chercher un autre bosquet, une roche, un pont : bref, un nouvel objectif réalisable, le poursuivre, latteindre, se féliciter à nouveau ; ainsi le lendemain et le sur lendemain. Au bout de quelques jours, lorsquon se retournera pour contempler le chemin parcouru, on sera étonnés et fiers de nos efforts ; et le sommet ne semblera plus si lointain, il sera à notre portée.
A 17h38 ce jeudi 6 septembre, le renoncement que javais envisagé une fois encore le matin même, nest plus à lordre du jour.
Premier objectif, le « bosquet » : chercher à contacter Thibault.
Je reviens sur mes pas, je traverse la moitié de la ville pour me rendre au garage à côté de la gare Matabiau, je traîne à proximité pendant un petit moment en faisant mine dêtre au téléphone : mais le bomécano nest pas là. Sur le coup, je trouve cela étonnant ; du moins jusquà ce que je réalise que très probablement Thibault a commencé sa préparation physique et les entraînements au Stade et quil ne travaille plus au garage.
Je sors mon téléphone de ma poche, mais mon élan sarrête vite, sarrête net : jai à la fois envie de lappeler et peur de le déranger, car je limagine bien occupé ; aussi, jai à la fois envie de lappeler et peur de le faire, peur davoir trop attendu avant de revenir vers lui ; oui, au fond de moi, jai peur quil nait plus envie de me parler.
Appelle, Nico ! Demande-lui comment il va, pour commencer, ça ne pourra que lui faire plaisir. Appelle, ne te pose pas plus de questions : quand on sinquiète pour un ami, il ny a pas dheure, il ny a pas dexcuse, il ny a pas de peur qui tienne pour ne pas prendre de ses nouvelles.
Un instant plus tard, je compose son numéro ; ça sonne une, deux, trois, quatre fois : jai le cur qui tape à mille à lheure, jai peur de ne pas trouver les mots
Jéprouve un certain soulagement en me disant que je vais tomber sur le répondeur, que je vais pouvoir lui laisser un message sans avoir besoin de lui parler directement, sans avoir besoin de connaître son état desprit vis-à-vis de moi.
Mais ça finit par décrocher.
« Salut, Nico
».
Le ton est calme, neutre, mais il ny a pas lemphase que je lui connais dhabitude.
« Salut Thibault
comment ça va ? ».
« Ca va, ça va
et toi ? ».
« Ca va aussi
».
Thibault nenchaîne pas tout de suite, je cherche mes mots aussi. Il y a visiblement un malaise.
« Tu as commencé les entraînements au Stade ? » je trouve enfin.
« Oui, il y a deux semaines
».
« Ça se passe bien ? ».
« Nico
».
« Oui
? ».
« Je ne peux pas te parler là, je pars en mission
».
« Tu es toujours pompier
».
« Oui, bien sûr
».
« Tu es un gars incroyable
».
Silence de sa part.
« Je dois y aller
» il finit par lâcher.
« Thibault
».
« Oui ? ».
« Je suis deso
».
« Non, Nico » il me coupe net « cest pas toi qui dois lêtre
».
« Je peux te rappeler demain ? ».
« Je ne sais pas trop
jai plein de trucs à régler
je te rappellerai moi, un de ces quatre
».
« Ok, Thibault
».
« Salut, Nico
».
« Salut, Thibault
».
Je raccroche, les larmes aux yeux. Vraiment, ce mec me touche profondément ; jai senti de la tristesse dans sa voix ; jai senti du malaise, de la distance entre nous : et ça marrache le cur.
Thibault a coupé court à mon coup de fil et je ne peux mempêcher de me demander sil était juste pressé, ou sil ny a pas autre chose à retenir dans sa façon de mexpédier.
Est-ce quil essaie de se protéger de tout ce qui le ramène aux événements récents et douloureux, est-ce quil essaie de prendre de la distance et doublier comme jai voulu le faire moi aussi encore il y a quelques heures ?
Ou bien, est-ce quil men veut ? Est-ce que jai vraiment trop attendu longtemps pour revenir vers lui ?
Est-ce quil va vraiment me rappeler ? « Un de ces quatre », il a dit : une formule qui est souvent synonyme de « probablement jamais ».
18h01. Lorsque je rentre à la maison, maman me demande comment je vais. Elle me demande si javais eu des nouvelles de mon camarade après quil était sorti de lhôpital. Lorsque je lui réponds que non, sa question est la même que celle dElodie :
« Tu as essayé de lappeler ? ».
Une fois de plus, je me rends compte de la chance que jai dêtre aussi bien entouré.
« Non
».
« Il compte vraiment beaucoup pour toi, ce garçon ? ».
« Oui, beaucoup
».
« Alors tu devrais essayer de lappeler
».
18h19, je monte dans ma chambre, bien décidé à envisager une nouvelle étape vers le sommet, une étape qui me fait particulièrement peur, celle du « pont suspendu sur la falaise » : appeler Jérém pour lui demander aussi « comment il va ».
Je mallonge sur le lit, les yeux fermés, le cur qui tape dans ma poitrine comme sil voulait la défoncer.
Envie dévorante de le faire, dentendre sa voix ; mais aussi peur de le faire, peur quil soit encore en colère contre moi, quil men veuille toujours dêtre parti avec Martin, devant ses yeux ; peur de me faire jeter comme un malpropre ; peur quil me balance de nouvelles horreurs ; peur quil décroche, et quil soit froid, distant ; peur quil décroche et quil me dise de lui foutre la paix ; peur que ça décroche et de tomber une fois de plus sur une pouffe ; peur quil me raccroche au nez, comme la dernière fois ; peur quil ne décroche même pas.
Tant de peurs et quelques espoirs également : lespoir que, depuis le soir de laccident, les choses se soient tassées, que sa colère se soit apaisée ; lespoir que, depuis le jour de notre rupture, il ait entendu mon « je taime » et que vraiment cela ait fait son chemin dans sa tête.
Où est-il, Jérém à cet instant précis ? Que fait-il ? De quoi et de qui sont remplies ses journées ? Quel est le bon moment pour lappeler sans le déranger ?
18h24. Jai décidé que la bonne heure, cest maintenant. Jatt mon portable, je le passe nerveusement, fébrilement dune main à lautre, cherchant le courage pour composer son numéro. Je le pose sur le lit, je respire profondément. Je nai encore rien fait et je suis déjà ko.
Il est 18h25 lorsque la sonnerie du téléphone retentit dans la chambre, un peu étouffée par le contact avec les draps. Cest certainement Elodie qui veut savoir comment je vais depuis tout à lheure.
Jatt lappareil, plutôt sûr de mon intuition ; une intuition pourtant destinée à être démentie, car le petit écran naffiche pas du tout ce à quoi je mattendais : il ny a pas de nom, ce nest quune succession de dix chiffres, cest un numéro qui nest pas dans mon répertoire.
Enfin, il ne lest plus ; oui, mon cur a des ratés lorsque je reconnais le contact que javais effacé de la mémoire du tel quelques semaines plus tôt (avec tous les échanges dsms liés), mais certainement pas effacé de la mienne, de mémoire.
Dix chiffres si familiers, dix chiffres qui massomment comme un coup de massue, qui ravivent un chagrin toujours si vif.
Je reconnais le numéro de Jérém et tout remonte en moi, un désir violent de le revoir, accompagné dune nouvelle flambée de colère et de jalousie tout aussi violente.
Jai envie de répondre, mais je nai pas le cran de répondre. Je suis comme tétanisé.
La sonnerie finit par sarrêter. Jai limpression que je vais faire un malaise. Que mon cur va exploser, et mes poumons avec. Je suis en nage, jai du mal à respirer. Je reste allongé, immobile pendant un long moment. Jattends de voir sil laisse un message, partagé entre lenvie et la crainte dentendre sa voix. Jattends une minute, deux minutes dix minutes : aucun message ne vient.
Jai besoin douvrir la liste des appels récents pour me convaincre que je nai pas rêvé : non, je nai pas rêvé, cest bien son numéro.
Pendant un instant, jenvisage la possibilité de le rappeler. Je ny arrive pas.
Pourquoi il mappelle ?
Après le dîner, je sors faire un tour en ville pour me changer les idées. Jai envie de le rappeler, mais je ny arrive toujours pas.
20h15. Je marche sur les quais du côté de la Daurade, lorsque le portable vibre dans ma poche. Jai des sueurs froides à lidée de lire le message qui vient darriver.
« Coucou mon cousin, je pense très fort à toi ! ».
Si Elodie nexistait pas, il faudrait linventer.
« Merci ma cousine, tu es adorable ».
Je range mon téléphone dans ma poche et je reprends ma respiration.
Je descends à la Garonne et je marche au bord de leau. Lautomne est bien là, il nest même pas 20h30 et le jour commence à décliner ; lair est frais, et il y a beaucoup moins de monde sur les quais que pendant les chaudes soirées estivales.
Je nai pas fait cent mètres, que je sens à nouveau mon téléphone vibrer dans ma poche. Cest une vibration répétée, cest le signal dun coup de fil.
Je prends une bonne inspiration et je me saisis de lappareil. Je regarde le petit écran et je suis assommé. La même séquence de chiffres que deux heures plus tôt, la même panique dans ma tête et dans mon cur. Je laisse vibrer. Jai limpression que tout mon corps vibre avec.
Puis, certainement à la toute dernière secousse, je finis par décrocher, le cur dans la gorge, le souffle coupé.
« A
a
allo ? » je bégaie, dans un état presque second.
« Nico
».
Sa voix. Sa voix de mec. Cette vibration sensuelle et virile. Accompagné dun petite hésitation inédite.
« Oui
» je lui réponds.
« Cest moi
».
Cest la première fois quil mappelle, et je crois que je ne vais pas survivre à cela.
« Je sais
».
Jai envie de pleurer. Pourtant, même si le geste de Jérém me touche infinimment, je ne peux mempêcher de me montrer distant. Je suis heureux dentendre sa voix, mais sa voix me renvoie aussi à de mauvais souvenirs, une capote qui vole, un poing dans la gueule, des mots blessants comme des lames.
Jentends sa voix et tout remonte, le bon et le mauvais. Et le mauvais, ça fait un mal de chien.
« Tu vas bien ? ».
« Oui
» je lâche, le cur qui secoue ma poitrine de fond en comble.
« Ça me fait plaisir
».
Silence assourdissant. Je regarde la silhouette massive du Pont Neuf qui se dresse devant moi, et je me demande si jai bien fait à décrocher. Je me sens comme en apnée, dans ma tête tout se bouscule, cest un bazar monstre.
« Je voulais savoir comment tu allais
« Je vais bien, je vais bien
et toi ? ».
« Je vais bien moi aussi
».
Nouveau silence de part et dautre.
Cest désormais sur lancien Hôpital Militaire de la Grave avec son dôme imposant que je laisse de poser mon regard, tout en me demandant si je vais craquer ou pas.
« Tas eu ton permis ? » il me lance de but en blanc.
« Oui, je lai eu la semaine dernière
».
« Tas une voiture ? ».
« Pourquoi ? ».
Décidemment, je narrive pas à me sortir de cette attitude sur la défensive.
« Je me disais que si tu avais ton permis
et une voiture
» il hésite.
« Quoi ? » je mimpatiente.
« Ça me ferait plaisir de
» il hésite à nouveau.
« De quoi ? ».
« De te voir ce week-end
».
« Tes sérieux ? ».
« Oui, Nico
».
« Tes où ? ».
« A Campan
dans la maison de mon papi
».
Silence de ma part, le cur va exploser. Ou alors, il a déjà explosé. Je marche sur le bord du quai, je regarde leau du fleuve dans lesquelles les lumières du soir commencent à se réfléchir. Ja besoin de marrêter, de masseoir.
Ce coup de fil est tellement soudain, inattendu que jen tremble, jen perds tous mes moyens ; et cette proposition est, elle aussi, trop soudaine, trop rapide : je nai pas le temps de réaliser ce que je suis en train de vivre, je me sens comme un lapin pris dans les phares dune voiture.
« Nico
».
« Cest où ça ? » jessaie de gagner du temps.
« Dans les Hautes-Pyrénées, à côté de Bagnères-de-Bigorre
».
« Quest-ce que tu fous là-bas ? ».
« Je traîne, je récupère
».
« Tu tes remis de ton accident ? ».
« Moi je pense que oui
».
« Tu pars quand à Paris ? ».
« Quand le médecin me donnera le feu vert
je dois passer des visites médicales à la fin du mois
».
Nouveau silence.
« Tu es toujours sur Toulouse ? » il finit par me relancer.
« Oui
».
« Tu pars quand à Bordeaux ? ».
« Dans 10 jours
».
« Tu as une voiture, alors ? » il revient à la charge.
« Jai une vieille Clio
».
« Alors viens me rejoindre, Nico
».
« Je ne peux pas ce week-end
» je lui réponds, en pensant à la visite de mon futur studio à Bordeaux.
Encore un blanc dans la conversation.
« Viens me rejoindre, Nico
cest certainement le dernier week-end que je passe ici
».
« Pourquoi tu veux me voir ? ».
« Je ne tai jamais remercié de mavoir aidé à avoir mon bac
».
« Je nai rien fait
».
« Allez, Nico, viens passer le week-end avec moi
».
Je suis de plus en plus submergé par lémotion, je narrive toujours pas à décrocher un mot.
« Si tu ne te sens pas bien, tu repars aussitôt
» il essaie de me mettre à laise
« Jai un truc de prévu ce week-end
».
« Nico
».
« Quoi ? ».
« Je tattendrai sur la place du village demain à 18 heures
».
Je commence vraiment à être ému.
« Je ne viendrai pas
je ne peux pas
».
« Je sais que je me suis comporté comme un con avec toi
».
Là, je suis ému aux larmes.
« Demain à 18 heures, je serai sur la place à Campan
» il continue « et jespère que tu y seras aussi
».
« Je dois y aller
» je coupe court, tout en essayant de maîtriser et de dissimuler mon émotion.
Un nouveau silence sinstalle dans la conversation.
« Les chanceux cest nous
» fait Jérém au bout dun moment.
« De quoi ? ».
« Les chanceux cest nous, cest toi qui me las dit une fois
».
« Je dois vraiment y aller
» jinsiste, comme un réflexe de survie ; je suis tellement assommé par son coup de fil que je narrive même plus à respirer.
« Si tu viens, fais gaffe sur la route, ils annoncent de la flotte dans les heures à venir
salut Nico
».
« Salut
».
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